Par Mariette Darrigrand
Sémiologue, conférencière
Dernier ouvrage paru : L’atelier du tripalium, Non travail ne vient pas de Torture, Ed. Equateurs, 2024.
Sujet central, le travail crée de nombreux débats, des décalages générationnels, des demandes de protection nouvelles. Il croise les thèmes de la santé mentale, de l’Etat-Providence, du chômage et de la retraite. Tout un éco-système se forme, trop souvent animé par des passions tristes. Or, à côté des raisons objectives d’associer le travail à la souffrance, toutes sortes de sources d’inspiration positives sont aujourd’hui à redécouvrir.
Commençons par dégager « travail » de sa trop fameuse étymologie, ce tripalium, instrument de torture médiéval, qui serait son origine. Faux ! avait déjà dit Emile Littré en revenant au véritable étymon : le mot latin qui désignait les branches de l’arbre, les hautes futaies (trabs, trabes qui donnera « travée »). Bien loin donc de la torture et tout près de la nature.
Evidemment il faut, pour que le travail charpente la vie et nous élance vers le ciel, qu’il soit bien « organisé », autre mot fort, construit sur le concept d’ergon, qui en grec désignait le bon geste, la bonne pratique, tout ce qui permet de cueillir, chasser, construire, façonner, soigner… Si l’organisation est mauvaise, l’énergie – également dans cette famille de mots – est coincée… Et les risques psycho-sociaux se profilent. Quand à l’inverse, elle circule bien, se crée le collaboratif – littéralement l’action de « labourer » ensemble.
Laborer/labourer commence dans les champs et continue dans d’autres univers. Jusqu’à la fin du XIXème siècle, on pouvait labourer des tonneaux : les faire rouler, les transporter. Au cours du temps, « Travail » est devenu dominant et a détrôné « labeur », ou « verser » qui était l’équivalent du « work » anglais. Remarquons au passage que nous ne disons pas : « je worke, tu workes, elle ou il worke ». Aimons-nous moins le travail que nos cousins anglo-saxons, marqués par la Réforme et son sens du travail vocationnel ?
La France montre qu’elle fait partie des pays latins qui, au hard work préfèrent la créativité et l’oisiveté : ce fameux otium, réapparu récemment avec l’émergence de l’IA. Attention cependant, l’otium est tout sauf du farniente. Rimbaud se proclamait oisif quand il écrivait ses poèmes et en grec, l’otium se disait skolè, école : tout un espace-temps où l’on cesse l’activité professionnelle – le negotium, le négoce -, pour se consacrer à la vraie richesse : apprendre, découvrir, déployer des talents que l’on ne pensait pas posséder.
Cet enrichissement existentiel est la bonne nouvelle du siècle, le nôtre ! L’être humain est devant une opportunité nouvelle de se développer sur le temps long. Au temps de l’intelligence artificielle, l’intelligence humaine – notionnelle, émotionnelle – constitue une ressource énergétique, une terre rare à travailler. A travailler pour soi, à travailler avec d’autres par le collaboratif, l’entraide, la transmission.
Cet élan vital, tous ceux qui veulent aujourd’hui travailler en conformité avec leurs valeurs, cherchent à le déployer. Ils ne veulent plus être coincés dans des tâches qui ne portent pas leurs valeurs. La philosophe Hannah Arendt, qui a titré son livre consacré au Travail, « La condition humaine » , y voyait la finalité noble du travail, ce qu’on appelle aujourd’hui le « sens ». Les bonnes pratiques ne comptent pas si elles n’ont pas un but collectivement intéressant. L’entreprise l’a compris et l’organise par le tutorat, le mentorat, l’apprentissage – fonctions cruciales et pont entre ceux qui arrivent et ceux qui vont partir et que l’on n’appelle plus « pré-retraités »…
Les conditions sont donc réunies pour que toute une énergie transgénérationnelle se déploie. Le milieu du XXème siècle pensait la société du temps libre. Nous pouvons envisager celle du temps riche : riche de tout un progrès civilisationnel qui ne fait que commencer.